Tina Turner est morte ce mercredi 24 mai 2023, à l’âge de 83 ans. Véritable star de la chanson, icône du rock’n’roll, l’Américaine bénéficiait d’une renommée mondiale. Révélée par son premier mari Ike Turner aux États-Unis dans les années 1960, victime de violences conjugales, elle s’affranchit de son partenaire dans le milieu des années 1970. Elle entame alors une carrière solo exceptionnelle, couronnée de succès avec des titres mondialement connus comme What’s Love Got To Do With It ou The Best.
Au-delà de son immense succès, de sa constante notoriété et de son incontestable talent, Tina Turner aura été, aux yeux du grand public, cette femme courageuse qu’une destinée malmenée aura finalement mené vers les sommets de la gloire et de la renommée.
« C’est avec une grande tristesse que nous annonçons le décès de Tina Turner. Avec sa musique et sa passion sans bornes pour la vie, elle a enchanté des millions de fans à travers le monde et inspiré les stars de demain. Aujourd’hui, nous disons au revoir à une amie chère qui nous laisse sa plus grande œuvre : sa musique. Toute notre compassion va à sa famille. Tina, tu vas beaucoup nous manquer », indique le communiqué publié sur la page Facebook de l’artiste, mercredi 24 mai.
Dès sa plus tendre enfance, les prémices d’une vie tumultueuse semblent décider du sort de la petite Anna Mae Bullock. Elle naît le 26 novembre 1939 à Nutbush, une bourgade rurale du Tennessee, où règne une ségrégation féroce. La communauté africaine-américaine est, à cette époque, la proie d’exactions quotidiennes qui ne souffrent aucune contestation. C’est dans cet univers social où l’humiliation et l’intimidation sont tristement la norme que se débat la population noire sudiste exploitée dans les champs de coton. Cette précarité douloureuse aura souvent raison de la stabilité des familles les plus démunies, et les enfants seront souvent les victimes innocentes d’atermoiements parentaux inéluctables.
La jeune Anna Mae et ses deux sœurs seront donc bringuebalées de ville en ville, chez une tante ou un grand-parent, à défaut d’une éducation équilibrée par l’affection d’un père et d’une mère. De cette jeunesse chaotique, la future Tina Turner finira par acquérir une force de caractère qui la distinguera de ses contemporains.
Ike Turner, une rencontre décisive
Toute gamine, sa voix bien affirmée étincelle déjà dans le chœur de l’église Baptiste de Spring Hill à Nutbush . Mais c’est à l’âge de 17 ans que ses qualités vocales se révèlent au grand jour lorsqu’elle se produit pour la première fois au club Manhattan à Saint-Louis. Ce sera le début d’une aventure humaine poignante et d’une ascension artistique flamboyante. Elle fait, ce jour-là, la connaissance d’un certain Ike Turner, guitariste et chef d’orchestre des Kings of Rhythm, qui la remarque dans le public. Il pressent alors la fougue de la demoiselle et la convie à le rejoindre sur scène et à prendre le micro. Surpris par la tessiture et l’aplomb de sa nouvelle recrue, Ike Turner lui propose finalement d’enregistrer une chanson intitulée Box Top.
Nous sommes en 1958, Anne Mae n’est pas encore Tina, mais cette première tentative discographique donne des idées à son chaperon. Deux ans plus tard, Ike Turner écrit A Fool in Love, une mélodie composée pour le chanteur Art Lassiter dont l’absence, le jour de l’enregistrement, profitera à la nouvelle choriste du groupe, Anna Mae Bullock. Elle le remplace au pied levé et livre une prestation qui enchante Ike Turner. Le 45 tours est envoyé aux radios locales qui le diffusent avec enthousiasme. Il est temps de donner plus d’espace à cette chanteuse épatante qui se laisse naïvement bercer par les promesses de son nouveau pygmalion. Il lui donne un prénom, Tina, et la dirige avec poigne. Ike Turner est alors un musicien respecté, auteur de quelques classiques honorables dont Rocket 88, interprété en 1951 par Jackie Brenston, et aujourd’hui considéré comme le tout premier écho du rock’n’roll balbutiant.
Une relation abusive
Ainsi, jusqu’au milieu des années 1960, Tina ne se méfie pas de Ike. Il est, certes, un être excessif, mais le succès de leur association tempère ses doutes et ses interrogations. Elle n’imagine pas encore que son aura personnelle va finir par indisposer son égocentrique jeune époux. C’est le producteur américain, Phil Spector, qui mettra indirectement le feu aux poudres. Fasciné par la prestance et la voix de Tina Turner, il lui propose d’enregistrer seule le titre River Deep, Mountain High. Cette invitation est un affront pour Ike Turner, qui considère avoir entièrement façonné l’image, le savoir-faire et le maîtrise vocale de sa dulcinée. S’il y a du vrai dans ses propos d’alors, son attitude de plus en plus oppressante ruine son désir de garder auprès de lui la jeune femme qu’il n’a pas vu ou voulu voir grandir.
Empêtré dans une consommation de substances illicites et très décapantes, Ike Turner ne parvient plus à contenir sa rage de voir Tina lui voler progressivement la vedette. Malgré le succès scénique et discographique indéniable, le duo se déchire violemment. Tina Turner tente d’échapper à l’emprise d’un mari devenu incontrôlable, et après 14 ans de mariage et presque 20 ans de collaboration houleuse avec un compositeur tout aussi brillant qu’imprévisible, elle se résout, la peur au ventre, à quitter cet homme infréquentable et renonce, de fait, à l’exposition médiatique que leur union avait permise.
Une carrière solo exceptionnelle
En 1976, elle trouve enfin la force de sortir de cette prison physique et psychologique grâce à sa pratique du bouddhisme et le soutien de quelques amis fidèles. Il faut alors repartir de zéro, tout réinventer, tout recommencer, avec pour seul atout son nom d’artiste : Tina Turner ! À l’aube des années 1980, le disco est roi. Comment rebondir sur cette mode musicale quand on a si longtemps évolué dans la soul music et le rhythm’n’blues enracinés dans le terreau sudiste afro-américain ? Redevenue libre, mais totalement démunie, Tina Turner va puiser en elle la hardiesse de la jeune Anna Mae Bullock qui savait braver les obstacles, à Nutbush, 30 ans plus tôt. Elle prend le taureau par les cornes et fait la tournée des cabarets dans l’espoir de conquérir un nouveau public. Cette tentative est un échec. Les paillettes et les boîtes à rythme ne siéent pas à cette femme déterminée, désormais quadragénaire, qui se cherche une direction.
Pendant de nombreux mois, Tina Turner peine à trouver la solution à ses déboires. Alors qu’elle se produit, en février 1980, dans un hôtel de luxe de San Francisco, le manager de la chanteuse et actrice Olivia Newton-Jones la remarque et lui tend la main. Roger Davies perçoit très vite que la flamme a vacillé, mais ne s’est jamais éteinte. Tina Turner a de l’ambition et s’imagine sur les mêmes scènes que les Rolling Stones. Elle veut s’adresser à un public large, au public des concerts de rock. Pour cela, il faut remodeler son apparence et son répertoire.
Elle accepte donc de donner un concert au Ritz de New York pour capter l’attention et tenter de rayonner. Le chanteur Rod Stewart est présent ce soir-là dans le club et se laisse griser par la force expressive de cette femme vaillante en quête de reconnaissance, au point de lui proposer un duo. Tina Turner ne peut qu’accepter cette offre généreuse qui la place instantanément dans le feu des projecteurs. Le petit monde du show-business américain bruisse soudainement et semble à nouveau attiré par ce diamant flétri qui attend la lumière. Mick Jagger, Diana Ross, David Bowie, entre autres, veulent écouter cette voix qui rejaillit subitement et prennent conscience que leur propre notoriété peut servir le retour en grâce de l’insatiable Tina Turner.
Tina Turner abonnée des hits-parades
Quelques décideurs de Capitol Records ont vent de l’agitation qui accompagne ces apparitions scéniques et se laissent convaincre… En novembre 1983,Tina Turner fait paraître un 45 tours. Il s’agit d’une adaptation d’un classique d’Al Green, Let’s Stay Together. Le succès est au rendez-vous. La chanson entre dans les hits-parades. Tina Turner n’a rien lâché et se félicite alors de signer enfin un contrat pour trois albums !
Private Dancer sera le premier tremplin vers une célébrité mondiale méritée. En l’espace de 10 ans, la planète succombera aux accents rock de cette voix soul. Les concerts dans de grandes arènes internationales se multiplieront jusqu’à atteindre des records, comme celui de janvier 1988 au stade Maracana de Rio de Janeiro, devant 180 000 spectateurs ! Tina Turner devient une star planétaire, sa vie de battante insoumise est portée à l’écran, elle est l’hôte des grands de ce monde et jouit intensément de ce statut d’icône universelle.
Un Grammy Award pour une carrière entière
Les années 2000 seront celles de la consécration. Les récompenses honorifiques la hissent au rang des légendes de la musique populaire américaine. Le temps a passé, mais Tina Turner se délecte de sa vie épanouie. Elle reçoit, en janvier 2018, un Grammy Award pour l’ensemble de sa carrière, à l’âge de 78 ans… Un nouveau drame personnel et des ennuis de santé vont pourtant entacher cette semi-retraite heureuse. Son fils aîné, Craig Raymond Turner, se suicide le 3 juillet 2018. Par ailleurs, Tina Turner révèle dans ses mémoires avoir été victime d’un accident vasculaire cérébral en 2013, avoir réchappé à un cancer de l’intestin en 2016 et avoir subi une greffe de rein en 2017. Une fois encore, son désir de vivre fut plus fort.
Alors que ses fans et admirateurs la pleurent aujourd’hui, c’est le souvenir d’une femme valeureuse, talentueuse et joyeusement sulfureuse qui s’impose à nous. « You’re simply the best ! », serions-nous tentés de crier, mais en avait-elle vraiment douté ? Sa foi en son art la préserva finalement des tourments de l’existence. Elle peut ainsi légitimement entrer dans « L’épopée des Musiques Noires ».