Comment l’Alliance des États du Sahel (AES) structure l’Afrique subsaharienne pour le 21ième siècle

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Entre coups d’États, coups d’éclats et coups de gueule diplomatique franco-Malien émerge dans le paysage sahélien une silhouette, celle d’une Afrique subsaharienne nouvelle.  Les forces armées du Mali, du Niger et du Burkina Faso, affirmant avoir « pris leurs responsabilités », ont promis à leurs nations des lendemains radieux, tout en prônant une révolution dans les sphères politique, militaire et économique pour y parvenir. En dépit des défis majeurs, ces trois pays du Sahel ont uni leurs forces au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES) pour initier un changement radical sur les plans diplomatique, militaire et politique. Cette démarche s’avère frontale et assumée face à la France et ses alliés, ainsi que la CEDEAO, qui, malgré l’intensification de ses efforts de dissuasion, a dû se retenir à l’imminence d’une intervention militaire à Niamey. Ce virage stratégique ambitionne de redéfinir les relations internationales, non seulement entre les membres de l’AES, mais également avec les autres pays africains et le reste du monde.

L’annonce récente par l’Alliance des États du Sahel (AES) de son retrait de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) constitue un moment décisif dans leur démarche stratégique. Cette décision vise entre autres à lever les restrictions régionales imposées aux gouvernements de transition, tout en déclenchant d’importants changements qui pourraient bouleverser les systèmes monétaire, économique et politique dans la région. Malgré le fait que les règlements de la CEDEAO exigent une période de transition d’un an pour les pays se désengageant, l’AES compte exploiter les violations antérieures des accords dans le cadre des sanctions comme un précédent à leur avantage. Représentant 54% du territoire de la CEDEAO, le retrait de l’AES risque d’avoir des répercussions majeures sur l’ensemble des organisations ouest-africaines :

Sur le plan politique :  le pivot s’opère tant au niveau institutionnel, avec un affaiblissement des relations diplomatiques avec la France et ses affidés, qu’au niveau de la culture politique, marquée par une rupture avec les pratiques françaises. Ces pratiques françaises renvoient à ce que l’on pourrait nommer « l’école française de la politique » ; caractérisée par la création et le maintien d’une classe politique souvent jouisseuse et corrompue, d’où, dans certains contextes, émergent les dirigeants au sein d’un jeu de chaises permanent et stérile et dans d’autres contextes le pouvoir à perpétuité, le pouvoir jusqu’à la lie. Ainsi, cette classe politique, à différents stades d’évolution dans le processus et divers types de réseaux, se trouve confrontée à un changement de perspectives et de paradigmes, le pouvoir n’étant plus au bout du couloir. Dans le paradigme proposé par les militaires de l’AES, la classe politique doit servir le peuple en priorité et défendre le pays pour les générations avenirs.  

Sur le plan militaire : le retrait de l’AES du G5 Sahel a effectivement mis un terme à cet instrument militaire créé en 2014 pour les cinq États de la bande sahélienne.

À travers le Mali, l’AES a également mis fin à la mission des Nations Unies dans le sahel, sonnant ainsi le glas d’une mission qui avait de la peine à trouver la paix à maintenir en zone de guerre. Ces retraits interviennent dans le contexte d’une montée en puissance des armées de l’AES, soutenues principalement par du matériel militaire Iranien et Russe, ainsi que par une coopération fructueuse avec les forces de défense russes, tant pour le renseignement que pour la formation théorique et pratique, sur certains champs de bataille.

En reprenant le contrôle de Ménaka, puis de Kidal et Gao, l’armée malienne a repris les villes clés du nord du pays, après plus de dix ans d’absence. Parallèlement, face à plusieurs actions maladroites de l’Algérie avec les adversaires de l’État malien, le Mali a également décidé de se retirer de l’accord d’Alger, marquant un tournant majeur dans la région. Dans le même temps, les dirigeants maliens ont opéré un pivot stratégique vers le Maroc, adversaire historique de l’Algérie.

Ce pivot militaire constitue un précédent très important dans la psychologie politique en Afrique subsaharienne, remettant en question la conviction répandue qu’en cas de problème de sécurité, il fallait instinctivement se tourner vers Paris ou New York. Ici, l’AES démontre sa capacité à assumer sa propre sécurité, soulignant seulement le besoin de partenaires transactionnels et non invasifs.

Sur le plan économique : l’AES, avec ses 70 millions d’habitants, compte dompter le capital qui avait pris pour habitude de s’établir le long des côtes de l’océan Atlantique, se contentant de projeter des comptoirs commerciaux vers l’hinterland ouest-africain.

Selon les propos du Premier ministre Choguel Kokala MAÏGA, en envisageant un retrait de la CEDEAO, l’AES prévoit d’exploiter les mécanismes douaniers et les avantages comparatifs régionaux afin de stimuler les investisseurs à étendre leurs activités au-delà des pays côtiers pour inclure également les nations du Sahel. Cette stratégie vise à diversifier les zones d’investissement et à promouvoir un développement économique plus équilibré dans la région. Selon le dernier Rapport sur la Politique Monétaire dans l’UMOA de décembre 2023, les échanges commerciaux intra-UEMOA ont atteint 1 033 milliards de francs CFA à la fin de septembre 2023. La Côte d’Ivoire et le Sénégal dominent ces échanges, capturant 55,9 % des parts de marché, tandis que le Mali et le Burkina Faso représentent la principale demande, avec 45,3 % du total. En matière d’exportations, les principaux clients de l’AES sont notamment la France, l’Afrique du Sud, la suisse, la Chine et l’Australie, pour plus de 80% des exportations (economie.gouv.fr). L’AES entend donc s’appuyer sur ce rapport de force favorable envers la CDEAO pour renégocier la nature de leurs relations.

Par ailleurs, l’orientation stratégique de l’AES relance le débat autour de deux initiatives monétaires majeures : l’Eco de la CEDEAO et l’Eco de l’UEMOA. Malgré leur conception ambitieuse, ces deux projets monétaires font face à des retards significatifs dans leur mise en œuvre. L’introduction de l’Eco de la CEDEAO est actuellement repoussée à 2027, tandis que le projet de l’Eco pour l’UEMOA demeure en attente de progression sous l’égide de la BCEAO. Néanmoins, une révélation faite par le président Ibrahim TRAORE lors d’un entretien avec Alain FOKA suggère une réflexion en cours sur l’abandon du franc CFA, indiquant potentiellement des réformes monétaires profondes à l’horizon. L’absence de l’AES dans les futurs projets de l’Eco de la CEDEAO et de l’UEMOA pourrait priver ces initiatives d’un contributeur clé, risquant ainsi de compromettre leur succès à l’instar des défis rencontrés par le G5 Sahel après le retrait des pays de l’Alliance. L’Alliance des États du Sahel (AES) représente 35 % de l’encours total des titres publics au sein de l’Union Économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), selon un rapport de la BCEAO. Cette situation met en évidence un risque de change important pour le système financier, ainsi qu’une potentielle diminution des actifs sous gestion du système, dans l’éventualité où ces pays décideraient de se retirer de l’union monétaire, et donc, d’abandonner le franc CFA. En l’absence d’un bon arrangement à l’amiable, le système économique ouest africain risque connaitre un réel chamboulement, car les sahéliens entendent ne plus se faire monétiser gratuitement par les pays côtiers, qui attirent les investisseurs en tant que Hub pour le marché de l’hinterland régional. 

Sur la cote : le Togo et la Guinée Conakry se sont appliqués, depuis le début de la crise, à soutenir les pays de l’AES dans leur confrontation avec la CEDEAO et ses alliés occidentaux. Par conséquent, il est envisageable qu’ils soient plus enclins à établir des accords bilatéraux avec l’AES dans les mois à venir. Cependant, les pays les plus affectés par ce changement de cap de l’AES incluent le Nigeria, la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Bénin.

La Côte d’Ivoire et le Sénégal, qui se veulent des hubs pour l’UEMOA et la CEDEAO, pourraient être fortement impactés par ces changements, car la structure des échanges risque d’être significativement affectée. À ce jour, l’AES avec ses 70 millions de consommateurs dispose de trois alternatives aux ports d’Abidjan et Dakar : Lomé au Togo, Conakry en Guinée, et récemment le Sahara occidental, avec les négociations en cours avec le Maroc. La Libye représente également un atout majeur, puisque l’AES projette de développer une économie dans le nord de leurs trois pays afin de réduire la pauvreté qui alimente l’insécurité. Abidjan et Dakar devront donc prendre en compte les changements en cours et adapter leur modèle économique, par exemple, en favorisant davantage le capital local et en montant en gamme dans l’industrie. En investissant dans les produits à forte valeur ajoutée, la Côte d’Ivoire et le Sénégal pourront maintenir leur rythme de croissance, mais dans un nouveau paradigme. Ces grosses manœuvres politiques à effectuer sont forcément au rang des raisons du glissement du calendrier électoral au Sénégal, car le renvoie des élections signifie que le Président Macky SALL ne maitrise pas pour le moment tous les tenants et les aboutissants dans l’environnement, compte tenu des dynamiques en cours et se donne du temps pour y voir plus clair.

Concernant le Nigeria, l’AES contribue à résoudre un problème persistant : la résistance du bloc UEMOA à ses projets, que certains francophiles perçoivent comme hégémoniques et contre lesquels ils s’opposent, notamment en ce qui concerne l’Eco de la CEDEAO, qui serait dominé par le Nigeria qui représente 66% du PIB de la zone. L’AES offre ainsi au Nigeria l’opportunité de disposer de trois blocs dans les négociations au lieu de deux, facilitant la recherche d’accords avec le second. Le Nigeria devrait donc radicalement modifier son attitude envers l’AES pour atteindre cet objectif. Il serait également bénéfique pour le Nigeria de promouvoir une richesse commune plutôt que de percevoir les autres pays uniquement comme des marchés pour ses produits, car l’AES refuse de continuer à se faire monétiser de cette manière.

En ce qui concerne le Bénin, bien qu’il ne dispose ni d’une influence prépondérante ni d’une capacité de négociation assez puissante pour impacter significativement le cours de l’histoire, il peut néanmoins apporter son soutien à la cause de l’AES. En effet, le pays a déjà subi des pertes financières importantes en raison du délaissement du port de Cotonou suite aux sanctions de la CDEAO dont ils ont été signataires.

Concernant la France, le sujet est bien plus complexe. La déroute diplomatique au Sahel trouve ses origines dans la formation de l’élite française, une formation qui, au fil des années, s’est déconnectée des dynamiques en cours. Cette élite entend l’AES et l’Afrique subsaharienne en général, mais ne parvient pas à la comprendre véritablement. C’est comme si un morceau de bois, supposé immobile, se mettait soudainement en mouvement. La France gagnerait à oublier le rôle de tutrice qu’elle a toujours joué jusqu’ici, pour adopter une approche de partenariat gagnant-gagnant.

Dans le discours prononcé par le président Macron devant les ambassadeurs le 28 août 2023, il a maintenu l’approche française traditionnelle d’assistance, de l’aide. Cependant, les pays africains aspirent à une dynamique de partenariat commercial, souhaitant une intégration dans la supply chain mondiale, le juste prix pour leurs matières premières, et revendiquent leur droit à l’auto-détermination ainsi qu’une restructuration des institutions internationales telles que le FMI, la Banque mondiale et le Conseil de sécurité.

L’AES joue un rôle clé dans le façonnement de l’Afrique du 21e siècle en concrétisant cette aspiration à l’autonomie, ce désir de puissance qui est au cœur des discussions lors des principaux sommets. Ceci a été particulièrement évident lors du sommet de Paris pour un nouveau pacte financier mondial en juin 2023, où le président sud-africain Cyril RAMAPHOSA a exprimé cette vision directement au président français.

Plus loin, en Afrique centrale, l’AES sert d’exemple à suivre. Elle insuffle un nouvel élan à la République Centrafricaine pour continuer son pivot stratégique entamé il y a quelques années.

Globalement, l’AES qui a même donné des arguments à la Russie pour créer la mission militaire appelée Africa corps se positionne comme le Game changer en Afrique subsaharienne pour les décennies avenir, à condition que les grandes manœuvres aillent à leurs termes.

Par Yannick FOGNE