Né américain par accident, l’acteur Sidney Poitier est mort ce 7 janvier 2022 à l’âge de 94 ans. Il aura traversé l’existence avec grâce et contribué à faire tomber les barrières raciales au tournant des années 1960. Premier Noir récompensé d’un Oscar en 1964, il a connu une trajectoire unique dans le septième art, mais aussi au-delà.
« Quarante ans que je cours après Sidney et finalement, ils me donnent la statuette ! » Nous sommes le 24 mars 2002 et Denzel Washington est sur la scène du Kodak Theater, à Hollywood, avec dans les mains son Oscar du meilleur acteur pour son rôle de flic ripou dans Training Day. C’est le premier Oscar remporté par un Noir pour un premier rôle depuis Sidney Poitier, en 1964. « Mais qu’est-ce qu’ils trouvent le moyen de faire ? » reprend faussement indigné celui qui fut révélé à l’écran par Cry Freedom en 1987. « Ils lui donnent un autre Oscar le même soir ! » « Sidney, s’amuse alors Denzel Washington, je vais toujours te courir après. Je suivrai toujours ta trace ! ».
En ce moment historique – car Halle Berry devient ce même soir de 2002 la première comédienne noire à recevoir l’Oscar de la meilleure actrice pour A L’Ombre de la haine – c’est bien vers Sidney Poitier que tous les regards se tournent alors qu’il vient d’être lui-même récompensé par l’Académie d’un Oscar d’honneur pour l’ensemble de son œuvre. Quelques heures auparavant, droit comme un i du haut de ses 1,89 m, le doyen de la cérémonie, alors âgé de 75 ans, avait déjà fait sensation par sa prestance et son élégance sur le tapis rouge, entouré de son épouse, Joanna Shimkus, et de leurs deux filles.
Pour plusieurs générations d’acteurs issus de la minorité noire, même encore aujourd’hui, cet homme à l’incroyable destinée aura représenté un modèle, un symbole, celui qui a fait tomber les barrières avec grâce et dignité, sans pratiquement jamais hausser le ton. Une image parfois jugée un peu trop lisse au goût de certains à une époque, souvent les mêmes qui reprochaient à Martin Luther King de n’être pas assez radical par rapport Malcolm X. Difficile de faire l’unanimité évidemment ; toujours est-il que, au tournant des années 1960-1970, Sidney Poitier fut l’acteur le plus « bankable » du cinéma américain, une distinction totalement inimaginable lorsqu’on remonte le fil de son existence jusqu’à son point de départ.
La découverte de soi et … du racisme
Marqué dès la naissance par le destin, Sidney Poitier a vu le jour par accident sur le territoire américain le 20 février 1927. Alors que ses parents, Reggie et Evelyn, tous deux Bahaméens, sont venus passer quelques jours à Miami, sa mère accouche prématurément dans la métropole floridienne faisant du même coup du petit Sidney un sujet britannique par le sang (les Bahamas ne deviendront indépendantes qu’en 1973) mais aussi un citoyen américain par le droit du sol. Miami, Sidney n’y reviendra qu’à l’adolescence car c’est bien aux Bahamas, précisément sur l’île Cat, 1 647 habitants au dernier recensement, qu’il va passer les dix premières années de sa vie. La famille Poitier y vit essentiellement de la culture des tomates. Tout change en 1937 lorsque la Floride décrète un embargo sur les tomates des Bahamas, une situation qui oblige le jeune Sidney et ses parents à s’installer à Nassau, la capitale, située sur une autre île de l’archipel.
Totalement illettré et n’ayant vécu jusque-là qu’en pleine campagne, le garçonnet découvre à Nassau l’automobile « de loin, je croyais que c’étaient des scarabées qui escaladaient une colline » et connaît surtout l’un des plus grands chocs de sa vie lorsque, dans un magasin, il voit pour la première fois son reflet dans une glace, après avoir vécu tout ce temps sur une île sans fenêtres ni miroirs. « Mon cœur s’est presque arrêté, déclarait-il il y a quelques années dans une interview. Je le ressens encore comme si c’était hier. Je me suis regardé pendant un très long moment. J’étais particulièrement content de mes dents ! ». Après avoir découvert, presque à son corps défendant, le narcissisme, l’adolescent ne vas pas tarder à être confronté au racisme, concept totalement inconnu pour lui jusqu’à ce qu’il quitte sa petite île de Cat. « J’ai eu la chance de grandir aux Caraïbes où les Noirs étaient majoritaires » écrira-t-il dans l’une de ses autobiographies.
Il commence à travailler dès l’âge de 12 ans sur un chantier à Nassau. Il en a 15 quand il part rejoindre son frère aîné, Cyril, à Miami. Au début des années 1940, a fortiori dans les États du sud, la ségrégation est partout et les Noirs vivent des brimades au quotidien, voire bien pire. Un épisode lui est particulièrement resté en mémoire. « J’éprouvais énormément de ressentiment d’être maltraité, raconte-t-il dans l’une de ses deux autobiographies The Measure of a Man, mais j’essayais de rester à l’écart des problèmes ». « Un soir, détaille-t-il, les flics de Miami ont essayé de m’intimider alors que je me trouvais dans un quartier blanc. Ils m’ont forcé à marcher des kilomètres jusque dans les quartiers noirs. À Miami, au début des années 1940, ils auraient tout aussi bien pu m’abattre sans aucune conséquence pour eux et ils ont d’ailleurs menacé de le faire ».
« Cette peur-là, concluait-il, n’a pas éteint la rage en moi mais si je ne m’étais pas retenu, j’aurais tout aussi bien pu devenir un gamin noir trouvé mort d’une balle sans qu’il y ait beaucoup d’enquête pour retrouver les coupables ». C’est ce refus d’être un jour entraîné dans une sale histoire qui finit par décider le jeune Sidney de migrer à New York, ville dure également mais qui offre plus d’opportunités. Loin de lui pourtant, à ce moment-là, l’idée d’y aller faire carrière dans le spectacle. Il a 16 ans et se contente d’un petit boulot de plongeur dans un restaurant qui lui permet à peine de survivre. C’est là qu’un serveur juif plus âgé va lui faire le cadeau qui va changer sa vie : soir après soir, après la fermeture, ce mentor providentiel va lui apprendre à lire.
L’humilité puis la gloire
« Il a fallu que j’attende mes vingt ans pour lire un livre. Je ne connaissais rien au jeu d’acteur et je trouvais même difficile de lire à haute voix. Mais je me suis toujours focalisé pour m’améliorer, que ce soit dans la vie ou sur la scène » confie-t-il dans This Life. Désormais plus sûr de lui et un peu moins fauché, le débutant encore timide décide de s’inscrire à l’American Negro Theater de Harlem, d’où vont également sortir Ossie Davis et son épouse Ruby Dee ainsi qu’un certain Harry Belafonte, presque jumeau de Sidney Poitier puisque né le 1er mars 1927 à Harlem, d’une mère jamaïcaine et d’un père américaine. Après un premier refus car son élocution laisse encore à désirer, l’aspirant comédien est accepté six mois plus tard et commence à apprendre les rudiments du jeu d‘acteur. Dès lors, tout va s’enchaîner.
Son premier rôle au cinéma, il l’obtient dans La Porte s’ouvre (No Way Out) de Joseph Mankiewicz. Il tient le rôle d’un médecin noir confronté à un raciste interprété par Richard Widmark. Coup d’essai, coup de maître en cette époque quasi-préhistorique pour les minorités à l’écran. Très vite Sidney Poitier va devenir, avec l’aide de son agent Marty Baum, le premier choix des grands metteurs en scène pour les rôles de « l’homme noir ordinaire victime des préjugés ». Il enchaîne ainsi Pleure, Ô Pays bien-aimé (1952) qui traite de la ségrégation raciale en Afrique du sud, Graine de Violence (1955) qui se déroule dans un lycée d’enseignement professionnel d’un quartier pauvre de New York, Le Carnaval des Dieux (1957) dont l’action se déroule au Kenya et L’Esclave Libre (1957) l’un des derniers grands rôles de Clark Gable.
Déjà nanti d’une belle notoriété, il explose l’année suivante dans La Chaîne (1958) de Stanley Kramer, film à haute teneur symbolique évidemment dans lequel deux prisonniers – un Blanc, un Noir – qui, au départ, se détestent (Sidney Poitier et Tony Curtis) s’évadent de leur fourgon cellulaire à la faveur d’un accident et se lancent dans une cavale reliés par une chaîne dont ils n’arrivent pas à se défaire. Le film est un triomphe dans le monde entier et obtient neuf nominations aux Oscars, sans toutefois que Curtis ni Poitier, qui font partie des nommés pour celui de meilleur acteur, soient récompensés (c’est David Niven qui l’emporte cette année-là). Sidney Poitier est néanmoins récompensé d’un Ours d’argent à Berlin et d’un BAFTA à Londres, ce qui assoit un peu plus sa stature internationale.
A l’écart des stéréotypes
Conscient de sa responsabilité, c’est après avoir beaucoup hésité qu’il accepte de tenir le rôle de Porgy dans la mise à l’écran de l’opéra de George Gershwin Porgy and Bess (1959) au motif que « mal interprété, le film pouvait tourner à la catastrophe dans la représentation des Noirs ».
Au contraire ce sera un triomphe que savourent à ses côtés Dorothy Dandridge et Sammy Davis Jr. Sidney Poitier devient alors un pionnier, le premier acteur noir à se voir confier des rôles « sérieux », incarnant respectabilité et responsabilité, des rôles où la question raciale est d’abord sous-jacente, puis devient centrale dans cette époque troublée. La lutte pour les Droits civiques, combat auquel il va prendre part comme lorsqu’il participe à la Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté du 28 août 1963, prend en effet de l’ampleur.
C’est l’année suivante qu’il crée la sensation en devenant le premier Noir à remporter l’Oscar du meilleur acteur pour Les Lys des champs, un film qui a vieilli sur la forme mais qui prouve que l’on peut faire du bon cinéma avec des bons sentiments. L’intrigue résonne d’ailleurs étrangement aujourd’hui : un aventurier noir rencontre, en pleine cambrousse de l’Arizona, une communauté de sœurs catholiques allemandes qui cherche à faire construire une église pour la communauté latino du canton qui est, évidemment, très pieuse.
« Jusqu’alors, le Noir était toujours représenté de façon négative dans les films : des bouffons, des clowns, des serviteurs ou des marginaux. J’ai toujours voulu me tenir à l’écart de ces stéréotypes » dira-t-il dans une interview accordée en 1967, celle de ses 40 ans, sans doute son année la plus prolifique au cinéma avec Les Anges aux poings serrés, Dans La Chaleur de la nuit etDevine Qui vient dîner ? trois films marquants. Dans Dans La Chaleur de la nuit, il est Virgil Tibbs l’officier de police imperturbable soupçonné de meurtre dans une ville du Sud raciste, rôle emblématique qu’il reprendra dans deux autres films Appelez-moi Monsieur Tibbs (1970) et L’Organisation (1971).
Film courageux pour l’époque, Devine qui vient dîner ? le voit en homme mûr qui vient demander en mariage une jeune femme blanche de 23 ans à ses parents, interprétés par Spencer Tracy et Katharine Hepburn. Au début du tournage, les mariage interraciaux sont encore interdits dans 17 États américains, interdiction levée cette même année 1967 par l’arrêt de la Cour suprême Loving vs Virginia. Et dans Les Anges aux poings serrés (To Sir with love), il interprète le rôle d’un ingénieur qui accepte d’enseigner dans un lycée en pleine période d’émancipation de la jeunesse du swinging London de la deuxième moitié des 1960’s.
Un parcours exemplaire
Au tournant des années 1970, Sidney Poitier s’associe à Barbara Streisand, Steve McQueen, Paul Newman et Dustin Hoffman pour créer First Artists Production Company afin d’avoir les coudées plus franches avec les studios. Il se lance alors dans la mise en scène, un domaine où ses succès seront plus modestes que devant la caméra mais dans lequel il prendra beaucoup de plaisir, notamment celui de tourner à deux reprises avec son ami de toujours Harry Belafonte dans Buck Et son Complice (1972), un western, et Uptown Saturday Night (1974), une comédie.
On esten pleine période Blaxploitation, films de genre destinés au départ au seul public noir mais vénérés par des esthètes, au premier rang desquels Quentin Tarantino. Dans la même veine, il tourne également avec le très populaire Bill Cosby Let’s Do It Again (1975) et A Piece of the Action (1977) puis Stir Crazy avec les comiques Gene Wilder et Richard Pryor, troisième plus gros succès au box-office américain en 1981. Il sera moins heureux avec les trois films suivants et se consacrera alors à l’écriture, lui l’ancien analphabète. Il va signer This Life (1980), The Measure of A Man (2000), deux autobiographies mais aussi Lettres A Mon Arrière-petite-fille (2008) ainsi que Montaro Caine, son premier roman, à l’âge de 86 ans (2013).
Parallèlement, il a siégé entre 1995 et 2003 au conseil d’administration de la Walt Disney Company tout en exerçant le métier de diplomate comme ambassadeur non-résident des Bahamas au Japon de 1997 à 2007 et auprès de l’Unesco de 2002 à 2007, couronnement d’une existence exceptionnelle qui l’aura vu également être fait Commandant de l’Ordre de l’Empire britannique en 1974 et décoré de la Médaille présidentielle de la Liberté par Barack Obama en 2009.
Sidney Poitier avait eu quatre filles – Beverly, Pamela, Sherri et Gina – de son premier mariage (1950-1965) avec Juanita Hardy et deux autres – Anika et Sydney Tamiia – avec l’actrice canadienne Johanna Shimkus, épousée en 1976.