Vingt-six ans après le génocide des Tutsis au Rwanda, le journal en ligne Mediapart affirme avoir eu accès à un télégramme diplomatique français, datant du 15 juillet 1994, demandant aux militaires français de ne pas interpeller les autorités génocidaires dans la zone humanitaire qu’ils contrôlaient.
Que révèle ce télégramme diplomatique ?
Le télégramme diplomatique en question provient des archives du conseiller Afrique du président François Mitterrand, Bruno Delay. Des documents auxquels a eu accès le chercheur François Graner, grâce à une décision du Conseil d’État.
Selon Mediapart, tout commence par une demande de l’ambassadeur Yannick Gérard, alors représentant du Quai d’Orsay au Rwanda, en juillet 1994. Il souhaitait obtenir des instructions claires concernant l’attitude à tenir face à la présence de responsables génocidaires dans la « zone humanitaire sûre », contrôlée par les militaires français de l’opération Turquoise. Le diplomate estimait n’avoir « d’autre choix que de les arrêter ou de les mettre immédiatement en résidence surveillée ».
Mais selon le document révélé, ce dimanche, par Mediapart, le Quai d’Orsay, dirigé à l’époque par Alain Juppé, en aurait décidé autrement, préférant laisser partir les génocidaires. Dans la réponse adressée par télégramme le 15 juillet au seul ambassadeur, il lui serait en effet suggéré d’utiliser tous les canaux indirects pour transmettre à ces personnes le souhait de la France qu’elles quittent la zone humanitaire sûre. Ce câble diplomatique est signé de Bernard Emié, conseiller à l’époque d’Alain Juppé et aujourd’hui patron des services de renseignement extérieur français.
Pourquoi ce nouvel élément est-il important ?
Ce document est important parce que plus de 25 ans après les faits, plusieurs zones d’ombres subsistent sur le rôle présumé joué par la France dans ce génocide. Pour Médiapart, la conclusion est limpide : « Il n’y a aujourd’hui pas de doute sur le fait que la France savait qui étaient les organisateurs et commanditaires du génocide, et où ils se trouvaient ». « C’est donc en toute connaissance de cause que le gouvernement et l’Élysée les ont laissés filer », conclut le site d’investigation en ligne.
Pour le journaliste Vincent Hugeux, ce document témoigne de l’univers « psychique dans lequel ont évolué les décideurs politiques et les acteurs militaires était pollué par [des] fantasmes géopolitiques archaïques ».
« Il y a un univers mental dans cette période de la « mitterrandie » : beaucoup pensent que ce qui se joue à ce moment-là au cœur de l’Afrique des Grands lacs, c’est un nouvel épisode de l’éternelle lutte d’influence entre les puissances anglo-saxonnes et le défunt pré-carré français », poursuit ce journaliste.« Beaucoup de militaires [de l’opération Turquoise] étaient persuadés qu’ils allaient mettre fin à une guerre conventionnelle entre les uns et les autres, et qu’au fond, analyse Vincent Hugeux, le Rwanda, était assailli par des envahisseurs pro-Américains, venus de l’Ouganda voisin ».
Quel impact ces révélations peuvent-elles avoir ?
Cela va permettre, en premier lieu, d’alimenter le travail des historiens qui suivent ce dossier. Suite à la décision du Conseil d’État, de déclassifier un certain nombre d’archives, plusieurs autres documents ont aussi été épluchés.
Le chercheur François Graner a par exemple pu, accéder à plusieurs autres télégrammes diplomatiques de l’ambassadeur Yannick Gérard. Notamment, à un télégramme qui date du 10 juillet 1994 et dans lequel le diplomate identifie clairement les auteurs du génocide.
Outre ces télégrammes, François Graner a eu accès à des archives qui montrent que le président par intérim de l’époque, soupçonné d’être un protagoniste du génocide, a eu un contact avec le général Christian Quesnot, qui était à l’époque le chef d’état-major du président de la République.
D’autres documents ont été déclassifiés l’année dernière et, pour le chercheur François Graner, cet ensemble constitue « la pièce écrite manquante, une pièce essentielle du puzzle » sur le rôle de la France au Rwanda. C’est donc toute une Histoire, qui « reste encore à écrire », comme le commente le journaliste Vincent Hugeux.
En second lieu, ce document pourrait-il rebattre les cartes dans l’enquête judiciaire en cours réclamée depuis des années par des survivants du génocide ? C’est l’avis du journaliste pour Médiapart, David Serveney, qui évoque « une épée de Damoclès » qui pèse sur les responsables politique français de l’époque. « Un document de cette nature pourrait permettre à des juristes d’incriminer les gens qui ont signé et donné l’ordre (…) et pourrait les conduire à répondre à la notion de complicité de génocide » indique David Serveney.