La multiplication d’assassinats de Noirs conduit un dirigeant de la communauté afro-brésilienne à lancer un tel avertissement. Les images du tabassage à mort d’un jeune réfugié congolais au début de l’année, au Brésil, ont fait le tour de monde. Et beaucoup d’autres personnes non-blanches subissent régulièrement un sort comparable. Dans ce contexte, certains se demandent si un mouvement de révolte similaire à ceux que l’on voit périodiquement aux États-Unis pourrait voir le jour.
Moïse, Durval, Beto…L’impressionnante série d’assassinats de Noirs au cours des dernières semaines a renforcé le sentiment de révolte d’une part de la population brésilienne. Dans tous les cas, les motifs des violences paraissent futiles : un immigré battu à mort après avoir réclamé de l’argent à son patron dans un bar de la plage de Rio, un Brésilien criblé de balles par un voisin (sergent de la marine) qui le prenait pour un voleur, également à Rio, ou encore un client de supermarché asphyxié par des vigiles après une dispute à Porto Alegre, dans le sud du pays… Des scènes choquantes, souvent diffusées en boucle à la télévision, qui ont suscité une vague d’indignation encore alimentée par les fréquentes virées meurtrières de la police dans les favelas, où les victimes sont, là encore, le plus souvent noires.
La mort du jeune réfugié africain Moïse Mugenyi Kabagambe, intervenue en janvier, a déclenché une série de manifestations à Rio et dans plusieurs grandes villes du pays. « Ce Congolais est arrivé au Brésil quand il n’était encore qu’un enfant. Kabagambe a fui les guerres de son pays pour succomber à la guerre quotidienne que la population noire subie au Brésil », explique Preto Zezé, leader de la Centrale Unique des Favelas (CUFA), l’une des plus grandes ONG de la communauté afro-brésilienne, dans une tribune publiée dans le quotidien Folha de São Paulo. Quatre hommes l’ont roué de coups et l’ont assassiné en plein jour, devant témoins et caméras de surveillance. « On a l’impression qu’ils se défoulaient en laissant libre cours à leur rage », témoigne le procureur Roberto Livianu, président de l’association « Je n’accepte pas la corruption », en voyant les images des quatre hommes qui ont battu à mort ce jeune de 24 ans.
Preto Zezé explique que le racisme a longtemps été banalisé au Brésil, ou même purement et simplement nié (à travers une forme de « racisme cordial »). Mais les choses sont peut-être en train de changer, dit-il. Et la communauté noire ne serait plus prête à se laisser faire.
« Dans l’imaginaire populaire, le Noir est perçu comme dangereux, témoigne le leader de la communauté noire brésilienne. Les traces du racisme brésilien imprègnent toutes les relations sociales, économiques et institutionnelles. Cela nous pousse vers un dilemme : ou le Brésil parvient à établir un pacte de coexistence et d’inclusion pour tous, ou tout cela va exploser. ».
Force est pourtant de constater que les manifestations après les assassinats de Noirs ont pour l’instant été largement pacifiques. Après la mort de João Alberto Freitas (dit « Beto », le client du supermarché tué par des vigiles dans un hypermarché de l’enseigne Carrefour), quelques vitrines de magasins ont été brisées et certains manifestants de la Coalition des droits des Noirs ont exhibé un logo de Carrefour ensanglanté, mais il n’y a pas eu de violences physiques. De même, la mobilisation en faveur de la famille du jeune congolais de 24 ans n’a pas connu de débordements et s’est révélée plutôt éphémère.
Toutefois, la communauté noire, qui est elle-même la plus grande victime des inégalités sociales, se retrouve face une situation limite, affirme Preto Zezé. « Ou l’on commence à partager les richesses et les opportunités, ou la tragédie va faire sauter la marmite », assure-t-il.
Révolte improbable ?
« J’ai déjà entendu cela plusieurs fois au cours des 40 dernières années, mais cela ne s’est jamais produit », tempère Luis Eduardo Soares. Selon cet ancien secrétaire à la Sécurité publique de l’ex-président Lula, l’expérience a montré que quelle que soit l’ampleur de la tragédie qui frappe la population noire (essentiellement des jeunes) depuis les années 1990, les manifestations se sont avérées circonscrites à des petits groupes, et furent éphémères. Sans commune mesure avec ce que l’on peut voir aux États-Unis, comme au lendemain de la mort de George Floyd, asphyxié à Cincinnati dans des circonstances similaires à celle de « Beto » Freitas.
Il y voit plusieurs causes. Sécuritaire, tout d’abord : « La répression policière est beaucoup plus violente au Brésil et l’impunité est souvent la règle, ce qui ouvre la voie à davantage de brutalité policière », dit-il. Économique, ensuite : la succession de crises qui frappent le Brésil a semé le chaos dans les favelas, où les habitants doivent se battre pour joindre les deux bouts, ce qui rend toute mobilisation plus difficile, estime Luis Eduardo Soares. Sans compte le défi supplémentaire posé par les gangs armés qui contrôlent de nombreux quartiers des grandes villes et qui soumettent la population à « une double tyrannie », assure l’ancien secrétaire. D’où la difficulté à mobiliser une plus grande partie de la population au-delà d’une certaine clameur « pour la justice » après la série d’assassinats perpétrés contre des Noirs. « Y a-t-il une plus grande chance de rébellion aujourd’hui ? L’histoire montre que cela n’est pas le cas », tranche Luis Eduardo Soares.
« Il n’y a pas de tradition de lutte pour les droits civiques, renchérit Roberto Livianu. Il n’y a pas de sentiment de citoyenneté aussi profond qu’aux États-Unis. Cela évolue, mais lentement. C’est un peu le reflet de notre déficit en matière d’éducation », affirme-t-il
À l’approche des élections législatives et présidentielles d’octobre, les questions raciales ne sont d’ailleurs guère abordées dans le débat politique, remarque Luis Eduardo Soares. « Il se peut que le mouvement [noir] gagne un peu plus de vigueur cette année, mais cela ne va pas beaucoup plus loin que les chefs de files du mouvement noir », affirme-t-il.