Congo Hold-up: révélations sur un casse à 530 millions de dollars

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La Gécamines, société minière publique de la RDC, a versé 530 millions de dollars d’« avances fiscales », dont l’Inspection générale des finances n’a pas retrouvé la moindre trace sur les comptes de l’État. Nous avons pu documenter que des millions ont bien été détournés, dont une partie en liquide. Enquête signée Yann Philippin (Mediapart) et Sonia Rolley (RFI) en collaboration avec PPLAAF sur la base des documents Congo Hold-up.

En République démocratique du Congo, ils ont été pendant dix ans les maîtres de l’argent, et les financiers occultes de la famille de l’ancien président Joseph Kabila. Deogratias Mutombo dirigeait la Banque centrale depuis 2013. Albert Yuma présidait la société minière d’État Gécamines depuis 2010, mais aussi le patronat congolais, le comité d’audit de la Banque centrale, et plusieurs entreprises privées.

Les deux hommes étaient si puissants qu’ils semblaient intouchables, y compris après le départ de Joseph Kabila en janvier 2019. Il a fallu près de deux ans avant que le nouveau président Felix Tshisekedi ne provoque leur chute.

Deogratias Mutombo et Albert Yuma ont d’abord perdu leurs postes à la Banque centrale du Congo (BCC) en juillet 2021, suite aux pressions du FMI et à l’affaire Egal – cette entreprise d’importation alimentaire, présidée par Yuma, a obtenu 43 millions de dollars détournés des caisses de la Banque centrale.

La disgrâce

Le chef de l’État a ensuite brutalement viré Albert Yuma, le 3 décembre, de la présidence de la Gécamines, la machine à cash du pays. Deux semaines plus tôt, l’enquête Congo Hold-up, menée par Mediapart et ses partenaires, révélait que la Gécamines a versé 20 millions de dollars à Sud Oil, une société-écran de la famille Kabila. Laquelle a aussi reçu 50 millions de la Banque centrale, lorsqu’elle était dirigée par Deogratias Mutombo.

Si les deux hommes ont fini par tomber en disgrâce, c’est sans doute aussi à cause d’un autre scandale encore plus grave, dont le préjudice pour l’État pourrait dépasser 500 millions de dollars : celui des « avances fiscales » versées par la Gécamines, qui fait actuellement l’objet d’une enquête de l’Inspection générale des finances (IGF), un service placé sous la tutelle directe du président Tshisekedi.

Grâce à de nombreux documents confidentiels, Mediapart et ses partenaires du projet « Congo Hold-Up », coordonné par le réseau EIC, sont en mesure de révéler les coulisses de cette affaire, susceptible de constituer le plus gros détournement de fonds publics de l’histoire du Congo-Kinshasa.

530 millions de dollars d’« avances fiscales » disparus

Entre 2012 et 2020, la Gécamines a versé 530 millions de dollars d’« avances fiscales », c’est-à-dire des impôts qu’elle ne devait pas, mais que les ministres des Finances lui ont demandé de payer d’avance, officiellement pour financer les dépenses de l’État. C’est ce qu’indique la liste confidentielle détaillant l’intégralité de ces paiements, que nous nous sommes procurée. Ce document (ci-dessous) a été réalisé par la Gécamines et transmis à l’IGF.

La société minière d’État a versé ces sommes colossales sur des comptes ouverts par la Banque centrale du Congo (BCC) dans des banques commerciales. Comme l’État n’accepte pas les paiements en dollars, la BCC avait pour mission de convertir les fonds en francs congolais, puis de les reverser sur le compte général du Trésor.

Le problème c’est que la grande majorité des 530 millions de dollars semblent avoir disparu, selon l’enquête de l’Inspection générale des finances.

« À ce jour, rien de ce montant n’a été encore retracé au compte général du Trésor, en dépit des demandes incessantes de l’Inspection générale des Finances à la Banque centrale du Congo », nous a répondu par écrit le patron de l’IGF, Jules Alingete.

Lors d’un entretien accordé le 9 novembre aux médias du consortium Congo Hold-up, il a précisé que la BCC n’a pas pu « donner la moindre preuve que cet argent a atterri dans les comptes du Trésor ». De son côté, le ministère des Finances n’a trouvé aucune « trace de ces versements » sur les comptes des régies financières de l’État, selon M. Alingete.

Les « avances fiscales » étaient « des opérations mises en place pour le détournement des deniers publics », nous a précisé l’IGF le 24 novembre, dix jours avant qu’Albert Yuma soit viré de la présidence de la Gécamines. « Quelque part au niveau de la Banque centrale, on a utilisé cet argent pour autre chose. Cette opération est une complicité entre la Gécamines, les ministres des Finances et la Banque centrale », ajoute l’Inspection générale des finances.

Nous nous sommes heurtés, dans ce dossier, à un mur du silence. La Banque centrale et son ancien gouverneur Deogratias Mutombo ne nous ont pas répondu, tout comme Gécamines et son ancien président Albert Yuma.

La question de la « titrisation »

Il y a un scandale dans le scandale : celui de la « titrisation », c’est-à-dire la reconnaissance officielle par l’État qu’il a reçu l’argent.

Sur les 530 millions de dollars d’avances fiscales versées par la Gécamines, 192 millions n’ont toujours pas été « titrisés » – dont 155 millions qui auraient dû arriver dès 2012, c’est-à-dire il y a neuf ans.

A contrario, l’État congolais a officiellement reconnu avoir reçu 337 millions, alors même que l’IGF n’en a trouvé aucune trace sur les comptes du Trésor à ce stade de son enquête.

Selon l’IGF, les régies financières auraient subi un « diktat » du ministère des Finances afin de « titriser » des avances « sans que l’on puisse s’assurer que les comptes du Trésor ont été crédités ». « Les régies ont voulu résister, mais c’est un ordre qui leur a été donné d’apurer », nous a précisé l’Inspection générale des finances.

Le patron de l’IGF nous a envoyé sa première réponse écrite le 29 octobre 2021. Le même jour, le ministre des Finances, Nicolas Kazadi, recevait un courrier signé Jules Alingete, lui demandant de cesser la titrisation des avances fiscales de la Gécamines, le temps que l’enquête de l’IGF soit terminée.

Sollicité, l’ancien ministre des Finances Patrice Kitebi (2012-2014) indique qu’il n’a procédé à aucune titrisation. Son successeur Henri Yav (2014-2019) n’a pas répondu. L’actuel ministre Nicolas Kazadi a refusé de répondre, afin « d’éviter toute interférence » dans l’enquête de l’IGF. Il estime que le projet « Congo hold-up » a « terni l’image du pays » et « occulte les efforts réels que le gouvernement déploie » pour lutter contre la corruption.

L’enquête étant toujours en cours (l’IGF prévoit de la boucler d’ici la fin de l’année 2021), on ignore encore le montant exact du préjudice pour l’État. Mais il s’annonce colossal.

L’enquête « Congo Hold-up » a en effet permis de confirmer les soupçons de détournements formulés par l’IGF. Grâce à nos 3,5 millions de documents issus de la banque BGFI, obtenus par Mediapart et l’ONG PPLAAF, nous avons pu établir que 8 millions de dollars d’avances fiscales ont été retirés en liquide, via des individus et des sociétés liés à des hommes d’affaires libanais aujourd’hui placés sous sanctions américaines pour financement du Hezbollah.

D’autres documents obtenus par RFI et l’ONG Resource Matters, montrent que la Gécamines s’est empressée de reverser, sous forme d’« avances fiscales », les recettes issues de partenariats miniers à la Banque centrale. Laquelle a, dans la foulée, payé des dizaines de millions de dollars à des sociétés contrôlées par la famille Kabila.

Le sous-sol du Congo-Kinshasa, qui regorge de cuivre et de cobalt, constitue l’essentiel des richesses de ce pays parmi les plus pauvres du monde, où plus de 70% de la population survit avec moins de 2 dollars par jour. Mais la compagnie minière d’État n’est plus que l’ombre d’elle-même.

Créée par le roi des Belges Leopold II en 1906, à l’époque coloniale, puis nationalisée en 1967 suite à l’indépendance, la Gécamines était le fleuron industriel du Congo-Kinshasa dans les années 1970 et 1980. Basée à Lubumbashi, capitale de l’ex-province minière du Katanga, elle employait à l’époque jusqu’à 35 000 personnes.

Aujourd’hui, son usine de Lubumbashi est à l’abandon. Laminée par la crise et la guerre civile dans les années 1990, la production de la Gécamines ne s’est jamais vraiment relevée, malgré les promesses de son ancien président Albert Yuma, nommé en 2010. La société réalise aujourd’hui moins de 3% de la production nationale de cuivre. Si la Gécamines reste une machine à cash, elle tire l’essentiel de ses profits des parts qu’elle détient dans les projets exploités par des groupes étrangers.

Des avances dès 2012

La première avance fiscale date de juin 2012 : une « retenue à la source » de 125 millions de dollars, qui n’a toujours pas été reconnue comme versée par l’État.

Les suivantes arrivent en août 2012, grâce à un pactole inattendu que la Gécamines vient de toucher. À l’époque, un fonds vautour américain, titulaire d’une créance sur l’État congolais, tentait de se rembourser en saisissant les avoirs de la Gécamines stockés sur un compte bancaire à Jersey : les revenus de la vente des scories de la célèbre « montagne noire » de Lubumbashi, un terril de déchets encore riches en minerais, empilés par la Gécamines du temps de sa splendeur.

En juillet 2012, la justice britannique finit par donner raison à la Gécamines, qui récupère ses 75 millions de dollars gelés à Jersey. À l’époque, Albert Yuma déclare que l’argent sera utilisé pour rembourser les dettes et investir dans l’outil de production.

En réalité, un mois plus tard, la Gécamines verse 60 millions, en deux fois, sur un compte en Suisse de la Banque centrale, sous forme d’avances fiscales. Dans leurs courriers sollicitant ces paiements, le gouverneur et son adjoint disent agir sur « instructions écrites du ministre délégué aux finances » de l’époque, Patrice Kitebi. Il nous a répondu, via son avocat, ne plus s’en souvenir.

Nous avons pu retracer la destination du premier paiement de 30 millions de dollars du 15 août 2012. Les fonds ont atterri sur un compte du ministère des Finances à la BGFI, puis sur celui du comité d’organisation du Sommet de la Francophonie organisé à Kinshasa en octobre 2012, et qui a coûté la bagatelle de 90 millions de dollars.

Comme l’a révélé une précédente enquête « Congo Hold-up », l’argent a été massivement gaspillé, voire détourné, avec 17 millions versés à une société israélienne pour l’achat de matériel de surveillance, ou encore 9 millions payés à une société d’électroménager parisienne, officiellement pour des frais de décoration à Kinshasa.

La quatrième avance n’arrive qu’un an plus tard, le 20 août 2013 : 7 millions de dollars versés par la Gécamines sur le compte de la BCC à la Rawbank. Coïncidence : trois mois plus tard, la Banque centrale a viré 5,5 millions de dollars à Sud Oil, une société-écran de la famille Kabila. L’argent a été utilisé pour financer l’achat d’un immeuble à Kinshasa à l’homme d’affaires belge Philippe de Moerloose, proche de l’ancien président Kabila.

Les mallettes de billets

Le flux se tarit ensuite pendant plus de deux ans. Et resurgit fin 2015 à la BGFI, la banque au cœur des révélations « Congo Hold-up », dirigée à l’époque par Francis Selemani, frère adoptif de Kabila et patron de fait de Sud Oil, qui a détourné 92 millions de dollars de fonds publics.

Le 30 novembre 2015, la Gécamines vire 2,7 millions depuis son compte à la BGFI vers le compte de la BCC à la Rawbank. Ce paiement n’est toujours pas reconnu par l’État.

Vient ensuite le temps des impôts payés en liquide, dont l’existence avait été révélée en 2016 par le New York Times, puis un rapport de l’ONG Global Witness. La Gécamines avait nié avoir « déposé des mallettes de billets où [que] ce soit ».

L’enquête Congo Hold-Up prouve pourtant le contraire.

Le 1er décembre 2015, la Gécamines envoie à la BGFI un ordre de paiement pour une « avance sur fiscalité » de 5 millions de dollars au profit de la « Banque centrale du Congo », non pas sur un compte, mais par « mise à disposition [en] espèces dollars américains auprès des guichets BGFI Bank Kinshasa ».

L’argent a été retiré en liquide le 7 décembre 2015 par un certain Maurice Bwanga Tshinyama. À 18h59, il est reparti de la BGFI avec plus de 80 000 billets – des coupures de 100, 20, et 10 dollars. Nous n’avons pas pu vérifier son identité. Sur la copie de sa carte d’électeur effectuée au guichet, la photo est de si mauvaise qualité que son visage n’apparait pas.

Mais l’enquête Congo Hold-up révèle qu’il jouait aussi, à ce moment-là, le rôle d’homme de paille dans un montage de blanchiment d’argent opéré par la BGFI au profit des sociétés des trois frères libanais Tajeddine. Condamnés pour blanchiment par la justice belge en 2009, ils ont été placés par la suite sous sanctions américaines pour financement présumé du parti et milice chiite Hezbollah.

Kasa Shop, un client fictif

Fin octobre 2015, la société congolaise Kasa Shop fait deux virements pour l’achat de matières plastiques, dont 299 005 dollars à une société française, Emeraude International. Quelques semaines plus tard, le service conformité de Commerzbank, banque correspondante pour ce paiement en dollars, demande des explications et des documents.

À Kinshasa, le banquier de la BGFI est très embarrassé : il commence par répondre qu’il n’a pas trouvé Kasa Shop « dans le cœur de notre système bancaire » informatique. Il finit par indiquer qu’il s’agit bien d’un achat de plastiques, sans fournir de pièce justificative, et que la société appartient à Maurice Bwanga Tshinyama, le « monsieur mallette » des avances fiscales retirées en liquide.

En réalité, Kasa Shop était un client fictif, dont on ne trouve aucune trace ni au registre du commerce, ni dans la liste des clients et des opérations de la banque.

Pour les achats de plastiques, la BGFI a inscrit, sur les ordres de virement électroniques Swift, le nom de Kasa Shop et un numéro de compte fictif. Mais l’argent a été débité sur le compte de Union Invest, une société congolaise de la galaxie Tajeddine. Un système probablement destiné à contourner les sanctions américaines.

Emeraude International, vendeur de plastiques basé à Paris, nous a indiqué qu’elle ne connaissait pas Kasa Shop et n’avait jamais rien signé avec elle, et que le virement correspond à une livraison de 199 tonnes de polymères en RDC à la société émiratie Epsilon Trading FZE, contrôlée par Kassem Tajeddine.

Emeraude précise que ses « relations commerciales avec Epsilon Trading FZE […] ont pris fin dès 2016, quand nous avons suspecté un contrôle de Kassem Tajeddine sur cette société, ce un peu moins d’un an avant qu’Epsilon Trading FZE ne fasse l’objet de mesures américaines de gels des avoirs ».

Interrogée, la BGFI n’a pas répondu. Kassem Tajeddine n’a pas souhaité « combler les lacunes de la « reconstruction » erronée, incomplète et unilatérale des faits qui a été ou est faite dans [nos] articles », nous a indiqué son avocat, ajoutant que son client « n’a pas admis utiliser Epsilon Trading FZE pour blanchir de l’argent dans le contexte des sanctions » américaines.

Des avances passant par Minocongo

Le 8 décembre 2015, une semaine après la première avance de 5 millions en liquide, la Gécamines envoie à la BGFI un nouvel ordre de paiement quasi identique, pour une nouvelle « avance sur fiscalité » à payer à la Banque centrale par la mise à disposition de 3 millions de dollars en cash.

Le circuit du retrait est encore plus tortueux que la fois précédente. Le 7 décembre 2015, la BGFI a viré 3 millions du compte de la Gécamines vers l’un de ses comptes internes, qui a immédiatement reversé 2,15 millions sur le compte de la société Minocongo, d’où l’argent est retiré en liquide.

Minocongo et sa société affiliée Pain Victoire étaient à l’époque de prospères sociétés congolaises de boulangeries et minoteries, qui appartenaient à l’homme d’affaires libanais Saleh Assi. En décembre 2019, il a été placé sous sanctions américaines pour financement présumé du Hezbollah, et ses avoirs en RDC ont été gelés par le gouvernement congolais. Saleh Assi a dénoncé « des calomnies et tentatives de pressions et de provocations ».

L’arrivée et le retrait des fonds sur le compte de Minocongo semblent avoir été dissimulés derrière de faux libellés : ils décrivent le paiement d’une provision sur un crédit (en réalité le retrait d’espèces), qui a été annulée le jour même.

Interrogé, Saleh Assi indique que cette opération sur le compte de Minocongo a été réalisée à son insu : « L’argent rentre et sort le même jour, […] on ne l’a pas vu. Ça arrive dans toutes les banques, parfois, il y a des faux mouvements, et ce n’était pas suspect pour nous. Je ne sais pas ce que la BGFI a fait dans ses cuisines internes, ça ne me concerne pas. Ce que je sais c’est que nous n’avons pas retiré cet argent. »

Un virement direct à Sud Oil

En plus des 2,15 millions retirés du compte de Minocongo, un second retrait d’espèces de 1,34 million était effectué, le même jour et à la même caisse, grâce à un virement depuis le compte interne de la BGFI qui a reçu l’avance fiscale de la Gécamines.

Les 8 millions d’avances versées en liquide via la BGFI semblent donc bien avoir été détournés. La Banque centrale, elle-même, a fini par reconnaître que « ces fonds n’ont jamais été encaissés par le Trésor public », nous a indiqué par écrit le patron de l’IGF Jules Alingete.

Un dernier détournement a été opéré via la BGFI le 13 juin 2016 : la Gécamines a viré 2 millions de dollars avec pour libellé « solde avance sur fiscalité », non pas à la Banque centrale, mais directement à Sud Oil, la société-écran de la famille Kabila.

En cette année 2016, les avances se multiplient, mais plus à la BGFI. L’argent est versé par la Gécamines sur les comptes de la Banque centrale à la Rawbank, et dans une moindre mesure à la Trust Merchant Bank (TMB). Ces deux établissements ont refusé de répondre au sujet de la destination des fonds, nous indiquant que les transactions étaient protégées par le secret professionnel et qu’il s’agissait de la responsabilité de la BCC.

Des montants qui augmentent

Plus de 300 millions de dollars d’avances fiscales, soit 58% du total, ont été versés entre 2016 et janvier 2019, la période durant laquelle le président Joseph Kabila a repoussé les élections, puis s’est maintenu au pouvoir de façon illicite, alors que son mandat avait expiré.

Nous sommes parvenus à retracer certains paiements. Le 1er avril 2016, la Gécamines verse une avance de 5 millions de dollars sur un compte de la BCC à la Rawbank. Une semaine plus tard, ce même compte verse 1 million à la société Textiles et imprimerie du Congo (Texico) pour l’achat de tenues pour les soldats de l’armée congolaise.

Texico appartient en partie au président de la Gécamines Albert Yuma et à Norbert Nkulu, l’ancien avocat de Joseph Kabila devenu juge constitutionnel. Texico est également actionnaire d’Egal, la société qui a reçu 43 millions de dollars de la BCC.

Les montants ne cessent de grossir. Ils sont issus de transactions avec de grands partenaires miniers étrangers.

Début mai 2016, la Gécamines prend une étrange décision : vendre sa participation dans Metalkol au groupe kazakh ERG, alors qu’elle avait bataillé en justice pour accroitre sa participation dans ce projet minier prometteur. La société d’État vend ses actions pour 170 millions de dollars. En mai et juin 2016, elle en reverse 80 millions sous forme d’« avances fiscales » sur un compte de la BCC à la Rawbank.

Une semaine après avoir reçu le premier paiement de 40 millions, la Banque Centrale vire 7,5 millions à Sud Oil, la société-écran de la famille Kabila. Suite au versement des 40 millions supplémentaires en juin, la BCC a effectué deux autres versements en faveur de Sud Oil, pour un montant total de 32 millions.

92 millions virés vers un compte « spécial » de la BCC

Dans la région de Kolwezi se trouve un des plus riches sites de cobalt au monde : Tenke Fungurume Mining (TFM). En 2016, les opérateurs occidentaux décident de céder leurs parts au chinois China Molybdenum, pour 3,79 milliards de dollars.

Le fait que de telles sommes soient dépensées pour un projet minier, sans que les Congolais n’y gagnent quoi que ce soit, provoque un très fort émoi en RDC. La Gécamines, actionnaire minoritaire de TFM, saisit la justice. Après des mois de tensions, les actionnaires finissent par accepter de payer 100 millions de dollars à la Gécamines en échange de l’abandon des poursuites.

L’entreprise publique en reverse 92 millions sur un compte intitulé « Banque Centrale du Congo Spécial » à la TMB. Étrangement, ce montant n’est pas comptabilisé comme une avance fiscale, ni dans le bilan de la Gécamines, ni dans la liste des avances transmise à l’Inspection générale des Finances.

Selon des documents que nous avons pu consulter, le compte était vraiment « spécial », puisqu’il semble avoir réglé des dépenses de la Gécamines, alors même qu’il était au nom de la BCC.

On y trouve par exemple, en janvier 2017, 5 millions de dollars transférés au cabinet d’avocats d’affaires français Orrick Rambaud Martel, et 4,65 millions à l’avocat congolais Roger Masamba, grassement rémunérés pour leur assistance dans les procédures contre les actionnaires de TFM.

Mais il y a aussi deux virements de 10 millions libellés « avance fiscale » en mai 2017, à destination du compte de la Banque centrale à la TMB.

Ce compte « spécial » de la BCC a aussi viré 12,4 millions de dollars à Rozaro Development et Jarvis Congo, deux sociétés affiliées au riche homme d’affaires israélien Dan Gertler, sous sanctions américaines depuis décembre 2017 pour corruption présumée.

Des avances avec de l’argent emprunté

Moins de trois mois avant les sanctions, Fleurette Mumi, une société affiliée à Dan Gertler, fait un prêt à la Gécamines d’un montant de 200 millions d’euros maximum. Début novembre 2018, une tranche de 148 millions de dollars est versée à la Gécamines. Dans la foulée, l’entreprise publique effectue trois virements à la BCC au titre d’avances fiscales, pour un total de 135 millions.

Cette opération semble absurde : non seulement la Gécamines a payé un impôt d’avance, mais elle l’a fait avec de l’argent qu’elle a emprunté, et qu’elle va donc devoir rembourser. Aucun des protagonistes ne nous a répondu à ce sujet, y compris Dan Gertler.

Ces transactions ont fini par être révélées fin 2019, lorsque la société de l’homme d’affaires israélien a tenté de recouvrer sa dette à travers les tribunaux de Lubumbashi. L’affaire a provoqué l’ouverture d’une enquête pénale pour blanchiment d’argent en RDC, dont l’issue n’a pas été rendue publique.

Un dernier pactole survient en juin 2018. Après plusieurs mois de conflit intense autour du projet minier KCC, la Gécamines conclut un règlement à l’amiable avec l’actionnaire majoritaire, le géant suisse Glencore, qui lui verse 150 millions de dollars.

Dans les sept mois qui ont suivi, la Gécamines a versé 91 millions de dollars, sous forme d’avances fiscales à la Banque centrale (21 millions) et de prêts à l’État congolais. Même si la Gécamines peine manifestement à faire la différence, puisqu’elle a comptabilisé deux paiements de façon différente (prêt ou avance) dans ses comptes officiels et dans le tableau transmis à l’Inspection générale des finances.

Dans un argumentaire de juin 2020 en réponse aux interpellations d’ONG sur le sujet, la Gécamines avait répondu avoir effectué ces paiements à la demande de l’État, pour « faire face à des besoins impérieux de souveraineté ».

Les versements correspondent en tout cas à la dernière ligne droite avant les élections de décembre 2018, que Joseph Kabila a enfin fini par organiser, et auxquelles la constitution lui interdit de se représenter.

Deux jours plus tôt, la Gécamines verse une avance fiscale de 4 millions de dollars à la Banque centrale. Elle n’a toujours pas été certifiée comme reçue par l’État congolais.

Ne pas « fouiner dans le passé »

Contre toute attente, Félix Tshisekedi arrive en tête du scrutin selon les résultats officiels. Mais sa victoire est entachée de graves irrégularités. Malgré des éléments matériels montrant que c’est en réalité l’opposant Martin Fayulu qui avait obtenu le plus de voix, Félix Tshisekedi est déclaré vainqueur le 20 janvier 2019 par la cour constitutionnelle.

Pour devenir président, Félix Tshisekedi a dû signer en 2019 un accord politique avec Joseph Kabila. Il a déclaré à l’époque qu’il se refusait à « fouiner dans le passé », en particulier dans les affaires qui touchaient d’un peu trop près à son prédécesseur.

Après deux ans sous tutelle, le président Tshisekedi est parvenu cette année récupérer les principaux leviers du pouvoir, dont le gouvernement et l’Assemblée nationale. Mais Joseph Kabila et son premier cercle n’ont jamais été inquiétés judiciairement.

Relancée lundi 13 décembre afin de savoir si l’enquête sur les avances fiscales avait progressé et avait abouti à un chiffrage précis du préjudice de l’État, l’Inspection générale des finances n’a pas répondu. Questionnée sur cette affaire, la Présidence de la république a refusé de répondre.

Si le calendrier prévu est tenu, le chef de l’État congolais devrait recevoir d’ici quelques semaines le rapport final de l’Inspection générale des finances sur la Gécamines. Vu l’ampleur des détournements présumés, ce document va mettre Felix Tshisekedi face à ses responsabilités.


Boîte noire

Mediapart et l’ONG Plateforme pour la protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF) ont obtenu 3,5 millions de documents et plusieurs millions de transactions bancaires issus de la BGFIBank. Sous la coordination du réseau de médias d’investigation European Investigative Collaborations (EIC), ces données ont été analysées pendant six mois, dans un effort de coopération inédit, par 19 médias (RFI, De StandaardLe SoirNRC HandelsbladDer Spiegel, KVF, Bloomberg, BBC Africa Eye, L’Orient-Le Jour…) et cinq ONG (PPLAAF, The Sentry, Public Eye, Resource Matters et Congo Research Group) basés dans 18 pays.

Cet effort de recherche, qui a nécessité une plateforme informatique sécurisée et la création d’un logiciel spécifique, n’aurait pas été possible sans l’équipe technique de Mediapart (Chrystelle Coupat et Rubing Shen) et de l’EIC (Gabriel Vijiala). La charte graphique et les illustrations du projet « Congo hold-up » sont signées Simon Toupet et Sébastien Calvet (Mediapart).

L’enquête de cet article a été menée par Mediapart, RFI et l’ONG belge Resources Matters, avec la collaboration du journal libanais L’Orient-Le Jour.

Toutes les personnes, sociétés et entités publiques citées ont reçu des questions détaillées par écrit. Nous avons déployé nos meilleurs efforts pour tenter d’obtenir leurs réponses.

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La plupart des protagonistes de cette affaire n’ont pas répondu, dont la Banque centrale du Congo, son ancien gouverneur Deogratias Mutombo, la Gécamines, son ancien président Albert Yuma, la BGFI, Dan Gertler et l’ancien ministre des Finances Henri Yav (2014-2019).

L’actuel ministre des Finances Nicolas Kazadi a refusé de nous répondre, afin « d’éviter toute interférence » dans l’enquête en cours de l’Inspection générale des finances, soumise au secret. M. Kazadi nous a indiqué, par la voix de son conseiller en charge de la bonne gouvernance, que l’enquête « Congo Hold-up » a « terni l’image du pays, mais aussi occulté les efforts réels que le Gouvernement déploie depuis l’alternance […] dans le cadre de la lutte contre la corruption ».

La Rawbank, la TMB, Kassem Tajeddine, Saleh Assi et l’ancien ministre des Finances Patrice Kitebi nous ont répondu par écrit.

Le chef de l’Inspection générale des Finances (IGF) nous a d’abord répondu par écrit le 29 octobre, puis a accordé un entretien téléphonique le 9 novembre à Mediapart et RFI, au nom du consortium « Congo hold-up ». L’IGF nous a ensuite apporté des précisions supplémentaires le 24 novembre. Relancée le 13 décembre au sujet d’un éventuel changement dans les conclusions de l’enquête (qui est toujours en cours), l’IGF n’a pas répondu.

La présidence de la République a refusé de répondre.