Plus de 8 000 Marocains ont traversé, depuis lundi 17 mai, la frontière avec l’Europe pour arriver à Ceuta, l’enclave espagnole au nord du pays. L’Espagne, qui a donné ces chiffres mardi, assure avoir renvoyé la moitié d’entre eux au Maroc et annonce l’envoi de nouveaux renforts des forces de l’ordre sur place. Cette arrivée massive de migrants intervient sur fond de crise diplomatique majeure entre les deux pays.
L’Espagne a renvoyé près de la moitié des 8 000 migrants qui, lundi, ont pénétré illégalement dans l’enclave espagnole de Ceuta, située au nord du Maroc, provoquant un record en termes de flux migratoire. Plus de 2 000 enfants non accompagnés sont toujours à Ceuta. Ces mineurs errent dans les rues de la ville, sous le regard ébahi des habitants.
Une situation inédite et impressionnante
Madrid a donc appelé l’armée en renfort à Ceuta mardi pour tenter d’empêcher ces milliers migrants d’entrer sur ce territoire qui, depuis un quart de siècle, est le lieu de toutes sortes d’entrées illégales. Mais, jamais à ce jour on n’avait assisté à des arrivées aussi massives. « Les migrants arrivaient sans cesse, ça n’arrêtait pas, témoigne Isabel Brasero, de la Croix-Rouge espagnole. Depuis lundi, l’afflux a été continu. Ça a un peu diminué mardi matin, ils ont même arrêté de traverser, car l’armée est arrivée sur la plage. Mais ça n’a pas duré. Et maintenant, ils passent de nouveau, malgré la présence de l’armée et des autres forces de sécurité. Cette fois-ci, il y a beaucoup d’enfants, des mères avec leurs enfants. À Ceuta, étant donnée la situation géographique, on a l’habitude des arrivées massives de migrants. Mais d’ordinaire, ils franchissent le grillage ou arrivent par bateaux. Ce qu’on voit depuis lundi est sans précédent : ils ont parcouru à peine 400 mètres à pied, certains n’ont même pas eu à nager, ils ont simplement marché. C’est vraiment inédit, en termes de personnes, mais aussi par la manière dont ils sont arrivés. »
Sur la plage, où ces migrants arrivent à la nage, les forces de l’ordre espagnoles, qui ont déployé des blindés et utilisé des gaz lacrymogènes, ont mis en place un cordon de sécurité pour les empêcher d’aller plus loin que la rive, a constaté l’AFP. Ils les raccompagnent ensuite vers la clôture qui sépare l’Espagne du Maroc. En milieu d’après-midi, environ 700 migrants, principalement marocains, mais aussi venus d’Afrique subsaharienne, étaient encerclés sur la plage, selon la même source.
Sur la plage de Tarajal, la principale plage de Ceuta, des centaines de Marocains marchent sous le regard attentif des militaires espagnols jusqu’au poste frontière. Munis d’un sac de plastique avec quelques vivres, ils regagnent le Maroc après avoir passé moins de 24 heures à Ceuta. À quelques mètres de là, un groupe de six mineurs âgés de 11 à 15 ans refusent de regagner le Maroc. Assoulana, qui vient de Tétouan, est catégorique, il veut rester en Espagne : « Non, le Maroc, non, pas le Maroc ! »
José, un Espagnol, a découvert ce groupe d’enfants affamés et apeurés dans un parc de la ville. Il a prévenu la Croix-Rouge, qui devrait leur donner un hébergement à Ceuta. La loi oblige en effet l’Espagne à prendre en charge les mineurs non accompagnés.
« J’espère qu’ils vont les prendre en charge, dit-il. C’est terrible d’utiliser les enfants comme monnaie d’échange. C’est la première fois que je vois cela, on n’arrive pas à y croire. Voir d’un seul coup 8 000 personnes déambuler dans les rues, c’est très impressionnant. Mais il y a beaucoup de solidarité aussi. Dans ma rue, j’ai vu beaucoup de gens qui leur donnaient des sacs avec de l’eau et de la nourriture. »
Qui sont ces migrants décidés à quitter coûte que coûte leurs pays pour rejoindre l’Europe ? Mohamed Benaissa est le président de l’Observatoire du Nord pour les droits de l’homme (ONDH) au Maroc. « La plupart sont Marocains, beaucoup sont jeunes, environ 60%, et 30% sont des mineurs et il y a environ 10% de familles, indique-t-il. D’autres nationalités font partie de ces 8000 migrants : certains arrivent d’Afrique sub-saharienne, d’autres du Yémen. Pour ce qui est des Marocains, ce désir de fuir vers l’Europe, on le constate surtout dans les classes les plus défavorisées mais aussi dans les classes moyennes. La crise du Covid a accentué cette volonté de partir. Elle a aggravé la situation économique et sociale. La jeunesse marocaine se sent exclue. »
Une toile de fond diplomatique tendue
La situation a obligé le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez à se rendre hier à Ceuta. Il est venu rassurer une population inquiète en lui promettant de rétablir l’ordre au plus vite.
Mais cela pourra-t-il se faire sans l’aide du Maroc ? Rien n’est moins sûr d’autant que jusqu’ici Rabat a toujours été considérée comme un allié de l’Espagne dans la lutte contre l’immigration clandestine.
Or cela fait quelques semaines que les relations entre les deux pays connaissent un sérieux coup de froid depuis l’accueil par l’Espagne du chef des indépendantistes sahraouis du Front Polisario, Brahim Ghali, pour y être soigné du Covid. Et on sait que cette question du Sahara est extrêmement sensible pour la diplomatie marocaine.
Mardi soir, les deux pays ont précisé leur position officielle Rabat assure Madrid que cet afflux de migrants n’est pas dû à leur désaccord et l’Espagne réfute elle-même l’idée d’une manipulation.
Pour Omar Rafiwak, fondateur de l’ONG Pro-Migrant qui vit à Tétouan, la position du gouvernement espagnol sur le dossier du Sahara occidental n’est pas la seule explication à cette vague migratoire, dans une zone où les autorités ont décidé de mettre fin à la contrebande qui faisait vivre toute la région, il y a un an et demi.
« C’est la situation en général, la situation économique, qui s’aggrave depuis longtemps. Les gens ont protesté, mais personne ne les a écoutés, personne ne s’est assis avec eux pour discuter. La seule réponse a été de leur envoyer la police pour faire taire ces protestations. C’est vrai que la contrebande est néfaste pour l’économie du pays. Mais on ne peut pas fermer la porte à la contrebande, sans proposer une alternative à la population. Sinon les gens finissent par être désespérés, et on assiste à tout ce qu’on voit aujourd’hui. Pour moi, ce n’est pas très différent de l’image de ces femmes-mulets qui traversaient la frontière chargée de paquets de contrebande, et se faisaient malmener par la police, pour gagner un peu d’argent, quasiment pas assez pour vivre. Mais le lendemain, elles étaient de nouveau là, pour travailler comme porteuses. »