Congo: les intérêts cachés du clan Sassou-Nguesso avec des groupes pétroliers européens

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Selon des centaines de documents transmis à Investigate Europe, plusieurs membres de la famille du président congolais sont impliqués dans des négociations et des montages financiers secrets, liés à une compagnie pétrolière norvégienne partenaire du groupe franco-britannique Perenco.

Ce 15 décembre 2021, les officiers d’Økokrim, l’agence anti-corruption de Norvège perquisitionnent le siège de Petronor E&P, un groupe pétrolier coté à la bourse d’Oslo. Au même moment, Knut Søvold, son patron, et Gerhard Ludvigsen, son directeur du développement, sont arrêtés et placés en garde à vue. Dans un communiqué, la police annonce qu’ils sont entendus dans le cadre d’une enquête « liée à des projets en Afrique », sans plus de précisions. Quelques mois plus tard, en avril 2022, c’est au tour de l’actuel président de Petronor, Eyas Alhomouz, d’être ajouté à la liste des suspects.

L’affaire qui intéresse les autorités se trouve à plus de 7 300 kilomètres de la capitale norvégienne, au Congo-Brazzaville. C’est là, au large des côtes congolaises, que l’entreprise détient des intérêts dans un champ pétrolifère via sa filiale Hemla, au côté du géant franco-britannique : Perenco.

Les enquêteurs d’Økokrim se penchent sur les conditions d’obtention douteuses de la licence d’exploration pétrolière du bloc Pointe Noire Grand Fond (PNGF) du Sud, en 2017. Selon des centaines d’emails, de contrats et de documents financiers obtenus par Investigate Europe, l’attribution de cette concession pourrait effectivement se trouver au cœur d’un vaste scandale de corruption impliquant la famille du président congolais, Denis Sassou-Nguesso. 

Le gendre du président impliqué

Lorsqu’en janvier 2017, Perenco et Helma récupèrent respectivement 40% et 20% de PNGF Sud, les Norvégiens bénéficient d’un soutien inattendu pour obtenir leur précieux sésame : le gendre du chef de l’État, Paul Kionga.

Quelques mois plus tôt, en octobre 2016, ce dernier envoie un courriel aux dirigeants d’Hemla, Knut Søvold et Gerhard Ludvigsen, dans la foulée d’une réunion de travail à Paris.

“Ce fut un grand plaisir de vous rencontrer et de partager nos points de vue communs sur les opportunités de PNGF. Je vous confirme ici ma disponibilité pour vous soutenir dans ce projet et faire tout mon possible pour que ce rêve devienne une réalité pour nous tous.”

Les 15% de Julienne Sassou-Nguesso

Mais le clan Sassou-Nguesso n’offre pas ce patronage sans contrepartie. Pendant que Hemla s’assure une place dans le gisement auprès de Perenco, la famille qui dirige le Congo-Brazzaville d’une main de fer depuis 1979 se découpe sa propre part du lion.  

Selon des sources et documents obtenus par IE, la fille du président, Julienne Sassou-Nguesso, a usé d’intermédiaires et de prête-noms pour recevoir secrètement 15 % de Hepco, la filiale congolaise de Hemla active dans PNGF Sud. Elle s’est ainsi octroyée 3% de cette concession, d’où Perenco extrait quelques 20 000 barils par jour.


Les différents actionnaires du champ pétrolier PNGF Sud.

Sans que jamais son nom n’apparaisse, elle a pu récolter de juteux dividendes avec l’aide de son beau-frère, Paul Kionga. Rien que pour l’année 2018, ses actions cachées lui ont donné droit à au moins 3,3 millions de dollars de dividendes.

Il faut dire que la manne est lucrative. Dès son première exercice, en 2017, Hepco déclare un bénéfice de 8,8 millions de dollars. En 2021, ses 20% dans PNGF Sud sont évalués à 212 millions de dollars. Un retour sur investissement épatant, quand on sait que l’entreprise et ses partenaires, dont Perenco, ont versé à l’État congolais un bonus de seulement 25 millions de dollars à la signature du contrat. En suivant ce raisonnement, le permis vaudrait en réalité plus d’un milliard de dollars.

“Ces scandales sont autant de signaux d’alerte qui devraient convaincre les entreprises européennes de redoubler de vigilance”, fustige Sara Brimbeuf de l’ONG Transparency International, en réaction à nos révélations. “Le pillage des ressources ne saurait s’expliquer uniquement par la corruption des pays producteurs de pétrole, ajoute-t-elle.  Ce sont les défaillances des dispositifs anti-corruption des majors pétrolières qui permettent à de telles pratiques de prospérer”.

Contactés, Knut Søvold, Gerhard Ludvigsen et Eyas Alhomouz nient toute irrégularité, sans pour autant répondre à nos interrogations sur leurs liens avec la famille présidentielle. Même silence chez Petronor, société-mère d’Hemla, qui nous dit ne pas être “en mesure de faire de commentaires à ce stade”. L’État congolais et Julienne Sassou-Nguesso n’ont pas non plus donné suite à nos requêtes, envoyées par l’intermédiaire de leurs avocats et des équipes de communications du président.

De son côté, la police norvégienne a confirmé que son enquête était toujours en cours mais n’a pas souhaité préciser si les faits concernaient la la famille Sassou-Nguesso.

“La femme la plus influente du Congo” 

Ce n’est pas la première fois que le clan Sassou-Nguesso est accusé de siphonner les revenus de la nation. En France, l’affaire dite des “biens mal acquis” a conduit la justice à enquêter sur plusieurs propriétés de luxe appartenant à la famille et suspectées d’être le fruit de fonds détournés. En 2017, Julienne Sassou-Nguesso a elle-même été mise en examen pour corruption en lien avec un hôtel particulier de luxe acheté près de Paris en 2006.

Agente d’assurance de profession, la fille du chef de l’État est décrite comme “la femme la plus influente du Congo” par une source proche du dossier. “Le président ne peut rien lui refuser”.


Denis Sassou-Nguesso, ici avec sa femme, a dirigé le Congo pendant des décennies.

Selon nos informations, Julienne Sassou-Nguesso s’est investie dans les négociations du permis dès l’automne 2016, lorsqu’elle a payé de sa propre poche les 300 000 dollars de frais de candidature dont Hemla devait s’acquitter auprès du gouvernement. 

Une fois cette formalité réglée, Gerhard Ludvigsen et Eyas Alhomouz ont été invités à venir rencontrer Denis Sassou-Nguesso au début du mois de novembre. Ils se sont rendus chez lui, dans la petite ville rurale d’Oyo, afin de lui exposer leurs projets pour PNGF Sud. “De telles visites de courtoisie sont courantes dans le monde entier,” ont affirmé les avocats de MM. Søvold et Ludvigsen, déclarant que leurs client n’ont “jamais eu aucune raison de penser que l’appel d’offre puisse avoir été compromis”. M. Alhomouz n’a pas fourni plus de détails, prétextant l’enquête en cours d’Økokrim. 

Julienne Sassou-Nguesso n’attendra que quelques jours après l’entrevue présidentielle pour placer ses pions. Le 11 novembre, elle établit l’accord secret dont nous parlions plus tôt et qui lui a permis d’entrer anonymement au capital de Hepco. D’après le détail des contrats analysés par IE, la fille du chef de l’État a acquis ses 15% dans la filiale via “Omega-AT”, une société immobilière lui appartenant au Congo. Pour dissimuler sa participation, elle a conclu une convention de portage avec une seconde entité gérée par des alliés de la famille : MGI International. Sur le papier, MGI devait être le partenaire local de Hemla au Congo, détenant 25% de Hepco. Mais en réalité, MGI ne jouissait réellement que de 10% de l’entreprise et faisait office de prête-nom pour les 15% de Mme Sassou-Nguesso. Résultat : sa véritable identité n’est jamais apparue publiquement, alors que MGI envoyait toujours vers Omega-AT ses dividendes de PNGF Sud.

Si ces précautions s’étaient révélées jusqu’ici efficaces pour conserver son anonymat, les autres membres du clan Sassou-Nguesso ont souvent fait preuve de moins de prudence. 


Le projet de convention de portage des actions d’Hepco entre Julienne Sassou-Nguesso et MGI en 2016.

L’influent duo congolais

La société MGI elle-même soulève quantité de questions. L’un de ses principaux dirigeants n’est nul autre Paul Kionga et l’entreprise est réputée appartenir à Valentin Tchibota-Goma, le secrétaire général du “Mouvement Action et Renouveau”, un parti politique de la majorité gouvernementale.

Des emails consultés par IE illustrent la manière dont Knut Søvold, Gerhard Ludvigsen et Eyas Alhomouz se sont constamment appuyés sur cet influent duo pour plaider leur cause auprès du président et de son gouvernement en 2016.

Par la suite, MM. Tchibota-Goma et Kionga ont été successivement nommés directeurs de Hepco en 2017 et 2018, en dépit de leur conflit d’intérêt évident avec le pouvoir de Brazzaville. Aucun d’entre eux n’a répondu à nos sollicitations.

Pendant plusieurs années, cette collaboration demeure fructueuse. MGI garde discrètement les intérêts présidentiels dans PNGF Sud et touche par ailleurs plusieurs millions de prêts et de transferts arrivés tout droit d’Oslo. En 2018, le groupe Petronor inscrit même dans ses comptes publics un prêt sans intérêt de 7 millions de dollars accordé à MGI. Qu’est ce qui pouvait justifier un tel cadeau ? Les avocats de MM. Søvold et Ludvigsen estiment que “toutes les décisions ont été prises sur une base transparente et ouverte, sur la base de conditions commerciales.” Ici encore, Petronor n’a pas souhaité répondre.

Mais ce qui est certain, c’est qu’à partir de février 2021, le divorce est consommé. La multinationale norvégienne annonce publiquement que les conditions du prêt n’ont pas été respectées et saisit 9,9 % des actions de MGI dans Hepco. Par un tour de passe-passe, les parts de Julienne Sassou-Nguesso, elles, sont déjà en sécurité. 

Comme le prouve un contrat daté du 28 mai 2020, ses actions, jusque-là portées par MGI, ont été remises à un nouveau mandataire : Marcel Okongo, un cousin du président. Nos sources l’identifient très clairement comme le “prête-nom” de Mme Sassou-Nguesso. Dans un document boursier de 390 pages émis en 2022, Petronor l’admet même à demi-mot : “un ou plusieurs bénéficiaires ultimes de l’une des filiales de la société, Hepco, peuvent également être une [personne politiquement exposée]”.

“Le secteur pétrolier du Congo fonctionne comme un cartel

Julienne Sassou-Nguesso n’est pas l’unique associée du permis PNGF Sud dont l’affiliation soulève des risques de conflit d’intérêt. Lorsqu’en 2017 Perenco et Hemla ont repris la concession à ses anciens propriétaires, les majors européennes Total et Eni, elles ont dû faire équipe avec des d’entreprises congolaises citées dans plusieurs controverses.

La première, Kontinent, a reçu une participation de 10% dans PNGF Sud. Cette société a été enregistrée par Yaya Moussa, un ancien représentant du Fonds monétaire international à Brazzaville.  En 2021, le parquet de Milan l’identifie comme étant “lié à des personnalités publiques congolaises” dans le cadre d’une enquête qui ne le visait pas directement, mais qui s’intéressait à des renouvellements de licences au profit d’Eni.

D’après un contrat confidentiel transmis à IE, Yaya Moussa et le gouvernement congolais ont par ailleurs signé un accord en 2011 selon lequel Kontinent devait être rémunéré près de 700 000 euros pour conseiller l’État sur les futures règles de partage des concessions pétrolières. Les nouvelles lois, adoptées en 2015, ont permis à l’entreprise de gagner des parts dans PNGF Sud et d’autres champs les années suivantes. Par l’intermédiaire de ses avocats, Yaya Moussa a déclaré ignorer les investissements de Julienne Sassou-Nguesso dans PNGF Sud et a nié tout conflit d’intérêt ou lien avec la famille présidentielle. Ses réponses en anglais ici.

Le seconde, avec 10% également, est AOGC, une société fondée en 2002 par Denis Gokana, actuel conseiller spécial du président pour les hydrocarbures et membre du parlement. Il a été qualifié de “fonctionnaire corrompu” par le procureur de Milan à l’issue de l’affaire Eni en 2021. Les deux dernières, dotées de 5% et 15%, sont Petro Congo, une filiale d’AOGC, et la SNPC, société pétrolière nationale largement contrôlée par des proches de Denis Sassou-Nguesso et au cœur de plusieurs scandales de corruption. 

“Le secteur pétrolier du Congo fonctionne comme un cartel, tous les acteurs se connaissent et font des super-profits en entente”, regrette Andrea Ngombet, fondateur du collectif “Sassoufit” basé à Paris. “Tous les opérateurs les plus véreux, ont une appétence pour le Congo, parce que c’est un pays de Cocagne. Vous venez les poches vides et vous ressortez milliardaires, du moment ou vous acceptez d’être un prête-nom…”



Perenco n’a identifié aucun risque

Perenco s’est implantée au Congo il y a plus de vingt ans et a depuis tissé des liens étroits avec les entreprises pétrolières locales. Aujourd’hui, le groupe extrait 85 000 barils par jour dans le pays. Outre PNGF Sud, il est associé à AOGC et Petro Congo dans deux autres permis. Il a même créé une filiale codétenue avec la SNPC pour exploiter deux gisements supplémentaires. 

Questionnée sur l’actionnariat de ses partenaires congolais, Perenco n’a pas souhaité faire de commentaires mais affirme n’avoir identifié aucun risque à travailler avec eux.  

“Perenco adhère aux normes les plus élevées et aux meilleures pratiques en matière de lutte contre la corruption”, insiste un porte-parole, soulignant que le choix des titulaires d’un permis pétrolier relève de l’État congolais. Cette semaine, le président français Emmanuel Macron rendra visite à son homologue Denis Sassou-Nguesso à Brazzaville. Si rien n’a encore fuité du programme de leurs entretiens, les deux hommes auront du mal à éviter le dossier de l’or noir, qui représente un tiers du PIB du Congo et la majeure partie de ses exportations vers l’Hexagone.

Perenco Files est une enquête soutenue par le IJ4EU Investigation Support Scheme.