Congo: « On ne confine pas une population qui a faim »

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En deux jours, le Congo-Brazzaville est passé de quatre à dix-neuf cas confirmés de Covid-19, ce dont doutent bon nombre d’observateurs qui dénoncent le plan sanitaire du président Sassou. Le docteur Ifountza se confie à Mondafrique.

Le Chef de l’Etat, Denis Sassou-Nguesso, est monté au créneau en s’adressant à la Nation le samedi 28 mars. « Le mal est là, toujours agressif et encore souvent mortel », un mal qui « résiste farouchement et s’étend chaque jour un peu plus (…) Le COVID-19 est désormais le principal ennemi à combattre et à vaincre », a-t-il jugé. Et d’instaurer un état « d’urgence sanitaire » – un confinement à domicile de l’ensemble de la population, à l’exception de ceux qui travaillent à la fourniture des biens et services indispensables ; un couvre-feu de 20h à 5h du matin.

Des mesures que le Dr Thierry-Paul Ifoundza – médecin-pneumologue d’origine congolaise exerçant en France, diplômé en management des organisations sanitaires – juge inadaptées.

Ce plan sanitaire ne serait qu’un « copier-coller insipide » et dangereux pour la survie des Congolais, pour celui qui est, par ailleurs, président de l’ACB-J3M (Actions pour le Congo-Brazzaville avec Jean-Marie Michel Mokoko).




Un entretien du Dr Thierry-Paul Ifoundza avec Bedel Baouna.

 Pourquoi jugez-vous inadaptées les mesures prises par le président du Congo pour lutter contre le Covid-19 ?

Thierry-Paul Ifoundza : Ces mesures sont impossibles à appliquer ! Et pour cause : on ne confine pas quelqu’un qui a faim. Les gens vivent du commerce informel, faute de mieux, à cause de la permanente incurie des gouvernants, qui ignorent le mot « emploi ». Avec quoi vont-ils nourrir leur famille ? Combien de Congolais disposent de frigos, congélateurs pour stocker les aliments ? N’oublions pas que l’électricité et l’eau potable sont des luxes au Congo.  Dans une même parcelle, vivent parfois trente ou quarante personnes. C’est déjà un risque de promiscuité, un vecteur de propagation du virus. Et des malades mentaux et des enfants de la rue, on en fait quoi ? A y regarder de plus près, Sassou et ses conseillers ont juste fait un copier-coller insipide des mesures prises en Europe.

Partout ailleurs, on impose le confinement ! Pourquoi pas au Congo ?

TPI : Je vous signale que le Bénin de Patrice Talon a dit « non ». Du moins pour l’instant. Certes le confinement est l’un des moyens de limitation de la propagation de la pandémie à Covid-19 ! Mais, pour le cas du Congo, il faudra des mesures d’accompagnement afin d’aider les populations à respecter cette consigne. Et ça, c’est de l’ordre du miracle. Qu’a-t-on fait des 200 millions de Francs CFA débloqués pour les étudiants congolais de Wuhan, d’où est parti le virus ? Plus personne n’en parle. Pour rappel, les fonctionnaires, retraités et étudiants n’ont pas perçu leurs salaires, pensions de retraite et bourses, depuis des mois, voire des années. Au Congo, l’on tourne le dos au discours performatif pour de fallacieux énoncés.




Quelle aurait été donc, selon vous, la meilleure stratégie ? 

TPI : A part les tests massifs sur l’ensemble du territoireles autorités congolaises doivent mettre en place un véritable comité de gestion de cette crise sanitaire ; un comité où les professionnels de Santé seront au cœur même de cette stratégie. Il incombe à cette structure de recenser les ressources humaines qualifiées, équipements de réanimation, la logistique, etc. Ce travail peut se faire en 48 ou 72 heures. La stratégie doit mettre l’accent sur la  prévention, etc. En tant que médecin, rien n’est plus frustrant que de travailler sans protection. Il faut un volet curatif : évaluer les capacités de prise en charge médicale et des patients graves. Former un Comité d’éthique si le ministère de la Santé n’en dispose pas, parce que les médecins seront amenés à prendre des décisions difficiles face à certains malades graves à Covid-19. Renforcer ce dispositif par une équipe de médecine militaire ; faire un débriefing régulier (pas nécessairement public mais au sein du comité de gestion de cette crise), etc.

Croyez-vous que l’actuel Comité de lutte contre la pandémie ne soit pas à la hauteur de l’enjeu ?

TPI : Non ! Je suis tombé de mon lit quand j’ai lu le décret instituant le fameux Comité de lutte contre le Covid-19. Que des membres du Gouvernement ! Une incongruité ! Or nous sommes face à une question technique, et seuls les techniciens doivent s’y mettre. Il appartient aux médecins, virologues, infectiologues, etc, d’être en première ligne ; c’est à eux de donner des avis aux hommes politiques et non le contraire.

Comment analysez-vous cette « incongruité » ?

TPI : Denis Sassou-Nguesso a d’abord évoqué la somme de 1,5 milliard de Francs CFA destinée à la Task-Force, l’organe chargé de lutter contre le Covid-19. Ensuite samedi dernier, dans son message à la Nation, il a parlé de 100 milliards. C’est sans doute pour contrôler cette somme que plusieurs membres du gouvernement se retrouvent dans cette structure.

Et la Direction générale de la Santé ? Est-elle mise à l’écart ?

TPI : Depuis 2015, la Direction Générale de la Santé qui n’existe plus dans l’organigramme du ministère de la Santé disposait d’un budget de 5 milliards de Francs CFA pour son autonomie. Un budget géré de façon opaque par son autorité de tutelle, le professeur Alexis Elira Dokekias, alors Directeur général de la Santé. Il finira par être dépossédé de ce budget par le professeur Georges Moyen, ministre de la Santé.

Le travail fourni par le DGS, Alexis Elira, n’a pas été à la hauteur des attentes de ses autorités de tutelle. Puis finalement, c’est François Ibovi, le successeur de Georges Moyen au ministère de la Santé, qui mena à son terme la mission de sabotage du ministère de la Santé : sa surréaliste restructuration a abouti à la création de cinq directions administratives. Or la DGS était le département-clé de l’organigramme du ministère de la Santé, un Département technique. De fait, le ministre a gardé, sous son contrôle, les deux budgets, celui du ministère et de la DGS. Ce sabotage ne peut laisser indifférent le professionnel de Santé que je suis, même si je n’exerce pas dans mon pays d’origine. Cette décision de supprimer la DGS, à mon avis, relève d’un pur amateurisme en matière de gouvernance sanitaire d’une part, et de la cupidité de ses assaillants d’autre part.     




Vous êtes donc sceptique sur la capacité du gouvernement à gagner la guerre conte le Covid19?

TPI : Au vu du passé et de la cupidité des uns et des autres, ce combat est perdu d’avance. Je ne pense pas le Congo soit en mesure, par exemple, d’évaluer ses capacités de riposte sanitaire, en procédant rapidement à un inventaire de ses infrastructures sanitaires, du nombre de lits de Réanimation et soins continus, du nombre de respirateurs, du personnel médical et paramédical qualifié, du plateau technique et de l’équipement de protection (masques, désinfectants, lunettes de protection du personnel, etc.). Les Congolais ne pourront pas gagner le combat contre le Covid-19, mains nues.

Propos recueillis par Bedel Baouna